14 - ADIEU, MONSIEUR LI !
Toulon – France
Après avoir confié Raymond Tollari aux médecins de nuit, à l’hôpital, Le Bateleur fonça vers la Seyne, traversa la ville en partie protégée par des parasols géants antipollution, longea le port hérissé de tuyaux jaunes, les oxygénateurs, fila vers les Sablettes. Avant de s’engager sur la presqu’île de Saint-Mandrier, il interrogea un vaste panneau lumineux qui avait été élevé sur le bord de la chaussée : le chemin des Alizés contournait le massif, suivait la mer. Les maisons qui étaient construites là, face au large, ne manquaient pas de chic. Le Bateleur adopta l’allure d’un promeneur, afin de ne pas manquer la villa qu’il cherchait. L’action le dopait ; bien qu’il fut trois heures du matin, il ne ressentait ni sommeil, ni fatigue ; au contraire, il goûtait l’avantage d’être parfaitement maître de lui. Réveiller Lyanto, au milieu de la nuit, n’était pas conforme à la règle, mais il n’en avait cure : pour se mettre au plus vite sur les traces de Malika, il devait griller les étapes. S’il ne s’était pas lancé immédiatement sur la piste de sa jeune maîtresse, c’était par pure prudence : il avait besoin d’un temps de réflexion avant de foncer tête baissée, dans le camp de Sekoyan.
Il estimait que Malika ne courait pas de véritable danger en l’absence du patron. Dès le retour du proxénète, il négocierait avec lui.
Une construction dont l’architecture était inspirée des anciennes pagodes surplombait la mer ; Le Bateleur sourit, avança au pas, lut quelques lettres phosphorescentes qui dessinaient un vague idéogramme chinois, à droite du portail de fer : Villa la Mousson.
— À table, monsieur Li ! murmura-t-il, en stoppant le Baffur sous un pin.
Après avoir empoché le brûleur d’Enfer le Silk, il appuya sur le bouton de la sonnette. Au bout de deux ou trois minutes au cours desquelles il insista, la lumière d’un mini-projecteur fiché sur l’un des piliers qui encadraient l’entrée, le frappa au visage.
— Qu’est-ce que c’est ? s’informa quelqu’un.
La voix sortait, nette, d’un haut-parleur invisible.
Le Bateleur s’orienta face à la lampe, fixa la lentille de la caméra qu’il discernait à côté d’elle.
— Je suis un agent de la Section de Recherches Extraterrestres en mission, déclara-t-il sans détour.
Il approcha une carte dorée de la caméra.
— Ce document m’autorise à perquisitionner à toute heure du jour ou de la nuit, sans restriction de lieu, mentit-il. L’enquête que je mène m’oblige à vous arracher à l’oreiller. Je suis franchement désolé, mais le temps m’est compté.
— M. Lyanto n’appréciera pas votre visite, informa la voix.
— Un refus de sa part serait mal venu, rétorqua Le Bateleur. Veuillez lui faire savoir que son intérêt est de me recevoir séance tenante.
— Un moment, je vous prie.
Le Bateleur piétina sur place ; une nouvelle voix, nasillarde celle-ci, teintée de cet accent propre aux Orientaux, chuinta dans l’interphone :
— Qui que vous soyez, dit-elle, je vous recevrai quand la loi vous autorisera à pénétrer chez moi. L’heure est inconvenante. Je vous serais reconnaissant de différer l’entretien que vous sollicitez.
— Monsieur Lyanto, enchaîna Le Bateleur, cette nuit, une jeune femme a été enlevée, un homme a été tué, un autre blessé ; une série d’accidents de ce genre m’ont conduit jusqu’à vous. En me refoulant maintenant, vous alourdiriez les soupçons qui pèsent sur vous et entraveriez ma mission.
Li maugréa des paroles inaudibles mais commanda l’ouverture du portail blindé. Le Bateleur se glissa dans l’entrebâillement et s’engagea sur une allée dallée qu’ornaient des lampes de Nux truffées de dispositifs antigravité.
Un élégant majordome, impeccablement coiffé, l’invita à le suivre :
— Monsieur vous attend dans son bureau, dit-il sans intonation particulière, sans trahir le moindre agacement.
Lyanto avait enfilé une magnifique robe de chambre qui tenait du kimono mais de saveur occidentale. Il attendait le visiteur, debout, dans une vaste pièce dont l’arrondi, vitré, semblait avancer sur la mer. Son visage, beau, net, demeura impassible quand Le Bateleur se trouva face à lui. L’agent du S.R E. admira cette maîtrise et s’excusa :
— Pardonnez cette intrusion, mais j’ai suivi un long périple avant d’arriver jusqu’à vous.
Lyanto ne répondit pas ; il n’invita pas Le Bateleur à s’asseoir, attendit, de marbre. Le Bateleur estima qu’il devait jouer franc jeu :
— Par personne interposée, vous avez tenté d’acheter un objet extraterrestre au Roi du Maroc, attaqua-t-il. Comme les Américains vous ont supplanté dans cette transaction, vous vous êtes approprié cet objet par la force, n’hésitant pas à massacrer quiconque représentait un obstacle ou une gêne à votre action. Monsieur Li, je crains de devoir vous arrêter pour meurtres.
L’Asiatique haussa les épaules, se tourna vers la mer que l’on voyait scintiller par endroits, sous l’effet d’une pâle lune.
— Vous êtes arrivé trop tard, se contenta-t-il de répondre.
Le Bateleur sentit le danger ; d’une main leste, il s’empara du brûleur de Silk, mais tenter de s’en servir eût été suicidaire : cinq hommes, dissimulés çà et là dans le vaste bureau ou derrière une porte étaient apparus en même temps, armés jusqu’aux dents.
— Cette épreuve de force ne change rien, affirma Le Bateleur ; j’ai assuré ma sécurité, avant d’entrer chez vous.
M. Li soupira.
— Que vous ayez assuré vos arrières ou non ne changera rien au comportement de ces hommes, dit-il. Ils sont venus pour vous tuer. Quoi que vous ayez manigancé, ils le feront, car leur vie dépend de leur réussite. Notre peuple est barbare, vous savez.
— Malais, Indonésiens, Philippins ? s’enquit Le Bateleur en laissant tomber son laser que quelqu’un ramassa aussitôt.
— Indonésiens, confia Li, indifférent.
Un curieux personnage fit alors une entrée discrète : un petit homme d’une cinquantaine d’années, sec, la peau sombre, visage fripé. Les sbires s’écartèrent pour lui laisser le passage. Ce nouveau venu, le chef du groupe armé, toisa Le Bateleur tout en mâchonnant le cigare éteint qu’il tenait serré entre ses dents jaunes.
— Le Bateleur ? dit-il en hochant la tête. Ainsi, vous voilà. Vous pouvez vous vanter d’avoir donné du souci à notre organisation !
Le Bateleur remarqua que le petit homme tripotait entre ses doigts maigres un chapelet à gros grains rouges.
— Vous me flattez, répondit-il. Et quelle sera la récompense ?
— Attachez-le ! ordonna l’indonésien.
Le premier qui s’approcha du Bateleur partit à la renverse, la mâchoire fracturée, mais l’agent français ne résista pas au coup de gourdin qu’un second individu lui servit sur la nuque.
Lorsqu’il revint à lui, il était lié serré à un fauteuil dont les pieds en fonte ressemblaient à d’énormes pattes de lion. Ses bras, ses jambes étaient soigneusement saucissonnés.
— Bon, acquiesça le peut homme. Maintenant au tour de Li !
— Quoi ? sursauta le maître des lieux. Tu es fou, Timbah !
— Le Président-Gouverneur n’a plus confiance en toi, grinça le chef des voyous.
Pendant que ses sbires empoignaient Lyanto pour l’attacher lui aussi à un fauteuil, il retira son cigare de la bouche, examina la partie humectée de salive dans la lumière d’une lampe.
— Fini pour toi aussi, prononça-t-il avec lassitude. Adieu, Li.
Il s’avança vers la baie, soliloqua :
— Nous allons répandre un liquide inflammable dans la maison entière ; en quelques minutes, cette bicoque ne sera plus qu’un brasier. Peut-être retrouvera-t-on dans les décombres calcinés vos restes ? Le Bateleur sera peut-être identifié ; Li, j’en doute… De toute façon, qu’importe !
Tapis, tableaux, tentures furent copieusement arrosés de pétrole dont l’odeur devint rapidement insoutenable pour les prisonniers.
Après avoir vidé les récipients qu’ils avaient apportés, les hommes de main, un à un, se retirèrent. Timbah sortit alors un briquet, alluma posément son cigare, en tira deux ou trois bouffées avant de l’envoyer rouler sur le tapis. Aussitôt les flammes s’élevèrent, roulèrent sur le sol, en grésillant escaladèrent les murs. Une vague de chaleur assaillit Le Bateleur qui ouvrit la bouche, stupéfait.
— Ne m’en veuillez pas si je prends congé maintenant, ricana Timbah en reculant vers la porte du couloir restée ouverte. Vous ne souffrirez pas longtemps. Bonne mort à tous deux. À jamais vous revoir, messieurs !
Il disparut, fit claquer le battant qu’il ferma à clef. Le Bateleur tira de toutes ses forces sur les cordes qui enserraient ses membres, mais, posées par un expert, elles ne cédèrent pas d’un millimètre. De son côté Lyanto n’essayait ni de forcer sur ses liens, ni d’évaluer seulement leur résistance.
Le Bateleur chercha à renverser son fauteuil, mais l’indonésien le lui déconseilla :
— Si vous tombez, vous exposerez tout de suite votre visage aux flammes.
En effet, le feu qui rampait le long des tapis entourait déjà les deux hommes, attaquait leurs chaussures, léchait le bas de leurs pantalons.
— Respirez le moins possible, conseilla Lyanto ; les liens qui entourent vos jambes flambent déjà…
Le Bateleur s’empêchait de hurler, mais de terribles douleurs vrillaient ses mollets. Inondé de sueur et de larmes, il frétillait comme une ablette dans la main d’un pêcheur.
Soudain, les cordes qui emprisonnaient ses jambes cédèrent et il put les soulever au-dessus du brasier. Des craquements sinistres emplissaient la pièce, retentissaient partout dans la maison rongée par l’incendie. Lyanto dressa les jambes à son tour.
— Si nos liens se rompaient avant que nous nous évanouissions, dit-il, nous aurions une chance.
Le Bateleur sursauta : un bout de tissu enflammé venait de tomber dans sa chevelure. Il secoua la tête, le chiffon glissa sur son épaule, attaqua la chemise en même temps que la corde. Un tableau s’effondra, créant une gerbe d’étincelles, puis une autre. Dans le bureau, l’atmosphère devenait irrespirable. La fumée, de plus en plus dense, piquait les yeux, raclait les gorges. Les ampoules électriques explosèrent avec des détonations surprenantes ; l’endroit prenait des allures d’enfer. Le dossier sur lequel gigotait l’agent du S.R.E. prit feu. Une terreur sans nom déchira la raison du Bateleur. Il adressa à Lyanto qui ne luttait pas un regard éperdu.
— Tenez bon ! hurla l’indonésien. Dans un instant, vous serez délivré.
Le Bateleur tira sur ses liens comme un fou, secoua le fauteuil tout entier sur ses grosses pattes de fauve raide, s’arracha à lui dans un ultime effort de détresse en poussant un cri de démence.
Son premier geste fut de soulever le fauteuil et de l’envoyer dans la baie afin d’ouvrir un passage, mais le meuble rebondit sur le vitrage comme s’il avait été en caoutchouc.
— Fixe et incassable, lui dit Lyanto. Inutile d’essayer de ce côté-là.
Le Bateleur s’empara d’un tison, s’approcha de l’indonésien, brûla les cordes qui le retenaient. Mais il était trop tard : il était évident que dans quelques secondes le plafond lui-même allait s’effondrer, les portes allaient voler en éclats, car une tourmente furieuse s’emparait du brasier.
Le Bateleur tourna sur lui-même : les issues étaient bloquées. La baie résistait, le couloir maintenant visible à travers un rideau de braises n’était que tempête de feu.
Pour comble, Lyanto semblait devenir fou : au lieu de chercher à s’enfuir, il avait ouvert un placard métallique et, avec rage, le vidait de ses dossiers dont il approvisionnait les flammes.
— Bon Dieu ! Le sermonna Le Bateleur. Vous êtes cinglé ou quoi ? Tentons de fracturer cette foutue vitre, plutôt !
— Incassable, répéta Lyanto.
Le Bateleur remarqua que l’indonésien était prêt à tourner de l’œil. Lui aussi chancelait. Alors, sans savoir pourquoi il accomplissait ces gestes, il se mit également en devoir de vider l’armoire, crochant les dossiers à poignée, les expédiant dans le feu qui rugissait. Quand il n’y eut plus un seul papier dans les casiers, Lyanto rabattit toutes les étagères puis, tandis que dans un fracas de tonnerre une cloison s’abattait, attaquée de toutes parts, il poussa Le Bateleur dans l’armoire, se jeta contre lui, tira imparfaitement les portes brûlantes qui, tordues, ne fermaient plus tout à fait.
— Ce n’est pas comme cela qu’on échappera au massacre, murmura Le Bateleur. On va cuire à l’étouffée.
De l’ongle, Lyanto chassa un petit rectangle métallique, libéra une minuscule excavation dans laquelle se trouvait un levier, abaissa la manette. Avec de curieux crissements qui prouvaient combien avait été endommagée l’installation, l’intérieur de l’armoire commença à descendre. Le Bateleur sautilla sur place pour encourager l’ascenseur à progresser dans son longement. Lyanto l’imita et, petit à petit, le boîtier métallique s’enfonça derrière les portes qui servaient de boucliers aux attaques de l’incendie. La chaleur augmenta au point que les deux hommes crurent que leur cœur allait éclater, mais ils continuèrent à accompagner de coups de boutoirs le système mécanique. Au bout de quelques mètres parcourus dans le noir et la fumée, l’ascenseur prit de la vitesse : parvenu au niveau de rails qui n’avaient pas encore souffert de l’augmentation de la température, l’engin dégringola le long de son conduit. Un flot d’air frais et humide accompagna la fin de chute. Le socle cogna le sol et s’immobilisa.
— Sauvés, haleta Lyanto. Limite, hein ?
Dans l’obscurité, il secouait l’épaule endolorie du Bateleur.
— Vous rendez-vous compte, dit-il, que nous devons notre salut à cet ascenseur que j’ai fait construire par prudence, connaissant l’esprit de loyauté d’Hortengul Alam Delapan, le maître de mon pays ?
— Si cet appareil n’avait pas été muni d’un système mécanique, c’en était fait de nous, remarqua Le Bateleur.
— Ni électricité, ni électronique : la prudence est la prudence, mon cher.
Autour d’eux les parois frémirent ; les secousses étaient semblables à celles d’un tremblement de terre. Un vacarme assourdi atteignit les rescapés.
— Tout s’écroule, là-haut, fit Lyanto. Bien qu’ici nous ne risquions rien, en principe, je vous invite cependant à quitter les lieux. Mais attendez un instant, il doit y avoir à deux pas de quoi nous éclairer.
Il s’éloigna ; Le Bateleur respirant à grosses gorgées, l’écouta tâtonner le long de la paroi. Un faisceau de lumière apparut dans la main de l’indonésien.
— Voilà la lampe, dit-il. Veuillez me suivre. Le chemin n’est pas long.
Il s’engagea dans un étroit couloir de béton dont les parois et le sol étaient humides, couverts d’une fine couche visqueuse verdâtre. Vingt mètres plus loin, il déboucha dans une grotte naturelle à demi emplie d’eau de mer, où stationnait, accroché à un ponton, un Baffur amphibie. Le Bateleur reconnut l’appareil crème qu’il avait vu à Miami, le révéla à Li.
— C’est bien celui-ci, admit l’indonésien sans hésitation.
Il sourit dans la clarté de la lampe.
— Maintenant que nous sommes du même bord, je puis bien vous avouer la vérité, ajouta-t-il.
Il ouvrit le cockpit du sous-marin.
— Allons-nous-en. L’endroit est vraiment malsain.
— On nous croit rôtis, à cette heure, argumenta Le Bateleur.
— Certes, admit Lyanto, mais plus nous serons loin de Timbah mieux ça vaudra.
Ils pénétrèrent dans le Baffur ; Lyanto s’installa aux commandes et le monstre métallique coula en silence, ne laissant derrière lui qu’un tourbillon de bulles noires.